7.

Dans la rue Saint-Martin, un gentilhomme à cheval accompagné d’une troupe d’une dizaine d’écuyers, valets ou hommes d’armes, fit halte devant la maison de l’épicier au Drageoir bleu. La chaleur était accablante, orageuse, et la puanteur des crottes et des bouses qui couvraient la rue n’avait jamais été si forte. L’un des valets d’armes mit pied à terre et s’adressa à l’épicière qui rangeait les pots de miel déposés sur la tablette de son échoppe.

— Commère, ce gentilhomme est François de Roncherolles, marquis de Mayneville, dit-il en désignant un cavalier. Il souhaite rencontrer Nicolas Poulain, lieutenant du prévôt des maréchaux d’Île-de-France qui logerait ici.

— M. Poulain est mon gendre, monsieur. Il est à l’étage, je peux aller le chercher.

— Conduisez plutôt mon maître, dit le valet.

La belle-mère de Poulain coula un regard vers celui que le serviteur lui avait montré. M. de Mayneville était en pourpoint de soie bleue à manches courtes, chemise turquoise aux manches brodées, chausses cramoisies et toquet pastel avec aigrette en diamant. Une épée à poignée dorée était serrée à sa taille. Barbe en pointe et moustache mangeaient un visage à la moue dédaigneuse.

Ayant entendu la conversation, le marquis descendit de cheval et, en évitant de tacher ses bottes, s’approcha de la porte du Drageoir bleu où l’attendait la marchande. Elle le précéda dans l’escalier. En haut, elle gratta à une porte et sa fille ouvrit.

— Marguerite, il y a là un gentilhomme qui veut s’entretenir avec Nicolas.

Derrière Marguerite, Poulain apparut. Il reconnut le marquis et le fit entrer.

Âgé de trente-deux ans, Nicolas Poulain n’avait jamais connu son père, seigneur d’une des maisons où sa mère avait été domestique. Après l’avoir engrossée, ce gentilhomme ne l’avait pourtant pas abandonnée et lui avait acheté l’étage de la maison du Drageoir bleu. Plus tard, sans se faire connaître, il avait fait porter à son fils une lettre de provision pour un office de lieutenant du prévôt des maréchaux d’Île-de-France.

Nicolas Poulain passait donc ses journées à poursuivre les brigands de grand chemin dans les forêts de Saint-Germain avec une troupe d’archers et ne retrouvait sa femme et ses enfants qu’en fin de semaine.

Presque personne ne le savait, mais Nicolas Poulain appartenait aussi à la Sainte Union, une confrérie bourgeoise à l’origine de la Ligue. La Sainte Union avait été fondée par Charles Hotman, receveur de l’évêque de Paris, autant pour la défense de la religion catholique et romaine que pour lutter contre le poids des impôts. Elle comprenait la plupart des officiers du Grand-Châtelet et de la Cour des aides, ainsi que bon nombre de bourgeois parisiens et de curés des paroisses.

Recruté par deux de ses anciens compagnons de collège, le procureur Jean de Bussy, sieur de Le Clerc, et le sergent Michelet, Poulain avait été chargé d’acheter des armes pour la Ligue et de les remettre à M. de Mayneville, qui assurait la liaison entre Guise et la Sainte Union.

Plus secrètement encore, car seuls Henri III, le marquis d’O et M. de Richelieu le savaient, Nicolas Poulain était un espion. Il les avait ainsi informés d’une entreprise du conseil des seize, qui représentait les seize quartiers de Paris au sein de la Ligue, visant à faire entrer les troupes du duc de Guise dans la capitale. Avec l’aide de son ami Olivier Hauteville, Nicolas avait aussi mis fin à un rapinage des tailles organisé par les ligueurs. L’argent volé ayant cependant été enlevé par ruse par Philippe de Mornay pour le compte de Navarre.

— Monsieur de Mayneville, dit Poulain en s’inclinant. Que me vaut l’honneur de votre visite ?

Les deux hommes restèrent seuls, Marguerite étant partie à la cuisine avec ses enfants.

— J’avais besoin de vous voir, monsieur Poulain. Il n’y a plus beaucoup d’assemblées de la Sainte Union, et quand il y en a, je m’y rends rarement.

Il ne précisa pas que les réunions étaient désormais limitées au conseil des seize, ce qui expliquait que Poulain n’y était que très rarement invité. Il s’approcha de la fenêtre ouverte, la chaleur dans la pièce était suffocante, et jeta un regard sur ses hommes qui l’attendaient dans la rue. Puis, cherchant des yeux un siège et n’en trouvant pas, il s’assit sur un coffre vermoulu.

— Comment se passe votre charge de lieutenant du prévôt ?

— Bien, monsieur, je suis rentré de chevauchée hier…

Mayneville lui coupa la parole :

— Ce que je vais dire ne doit pas sortir d’ici… Mais je sais que vous êtes un homme de confiance, un homme loyal…

— En effet, répondit Poulain, en songeant combien Mayneville était peu perspicace.

— Mme la Reine Mère envisage de rencontrer Navarre afin de le convaincre d’abandonner l’hérésie…

— Ce serait sans doute une bonne chose pour le royaume, monsieur.

Une ombre de mécontentement traversa le visage de M. de Mayneville.

— Vous croyez ? Ce n’est pas ce que pense Mgr de Guise ! Mais peu importe puisque Navarre n’acceptera jamais. Il a trop peur de perdre ses derniers fidèles.

Poulain ne sut que répondre, il hocha simplement la tête. Que lui voulait l’homme de confiance des Guise ?

On gratta à la porte. C’était Marguerite qui revenait avec deux gobelets et un flacon de vin de Montmartre frais. Elle servit les deux hommes avant de se retirer.

Mayneville vida le sien d’un coup, claqua de la langue pour marquer sa satisfaction et poursuivit :

— M. de Montaigne, un ami de la reine, a porté la réponse du Béarnais. Celui-ci accepterait l’idée d’une rencontre, uniquement s’il y a une trêve générale. Bien sûr, cette trêve, Mgr de Guise devrait aussi l’autoriser…

— Certainement…

— Mme de Médicis en a donc parlé à son amie, Mme de Montpensier, laquelle a transmis la proposition à son frère.

Poulain hocha la tête sans pour autant comprendre pourquoi M. de Mayneville venait chez lui pour lui raconter tout cela.

— Mgr de Guise est agacé et préoccupé. Il ne veut pas d’une trêve qui permettrait uniquement à Navarre de se renforcer. Mais il lui est difficile de s’opposer à la paix… Par ailleurs, Mgr sait bien que Navarre ne se convertira pas, et il sait que Catherine de Médicis le sait. Alors pourquoi une rencontre ?

— Je l’ignore, monsieur, répondit Poulain comme la question restait en suspens.

— Mgr devine qu’il y a là quelque entreprise qu’il lui faut percer. Il pourrait accepter cette trêve s’il y avait quelqu’un à lui près de Catherine de Médicis pour l’informer sur ce qui se prépare.

— Mais il y aura sans doute sa sœur, Mme de Montpensier…

— Sans doute. Simplement, elle pourrait avoir besoin d’un homme disposant de pouvoirs de police… S’il y avait crime.

— Crime ? s’exclama Poulain.

Une idée lui traversa soudain l’esprit. Mayneville songeait-il à lui ?

— Oui, vous ! sourit Mayneville qui avait percé l’expression de son visage.

— Mais… comment ? bredouilla Poulain.

— Quand madame la Reine Mère se déplace avec sa maison, un lieutenant du grand prévôt de France l’accompagne comme prévôt de l’hôtel. Vous ne l’ignorez pas, il a juridiction quant à la sûreté, à la subsistance et au bon ordre de la maison de la reine. Il traite des causes civiles entre les officiers, les domestiques et les commensaux, et plus généralement entre ceux qui suivent la Cour.

— Mais je suis lieutenant du prévôt d’Île-de-France, monsieur.

— M. de Guise souhaite demander pour vous une charge par commission. En contrepartie, vous informeriez Mme de Montpensier de tout ce que vous apprendriez. Elle pourrait aussi s’appuyer sur vous en cas de besoin.

Poulain hocha lentement la tête. Mayneville lui demandait d’être l’espion de Guise dans la maison de Catherine de Médicis. Mais était-ce seulement cela qu’on voulait de lui ? Si Mme de Montpensier accompagnait la reine, elle aurait autour d’elle plusieurs personnes de confiance. Nicolas Poulain devinait que le duc de Guise voulait plutôt que le prévôt de l’hôtel soit à ses ordres. Pour quelle raison ? Que préparait-il ? Envisageait-il d’assassiner Henri de Navarre ? Et la reine mère, pourquoi voulait-elle rencontrer Navarre alors qu’elle savait qu’il ne se convertirait pas ? Envisageait-elle aussi de l’assassiner ? Il se souvint de son serment de fidélité lorsqu’il avait été reçu en l’état de lieutenant de la prévôté. Il avait juré que, s’il se préparait quelque chose contre l’État, il était tenu, sous peine de crime de lèse-majesté, d’en avertir le roi. C’est ce qu’il avait fait quand la Sainte Union avait voulu prendre le pouvoir à Paris. Il ne se déroberait pas maintenant.

— J’accepte, monsieur, dit-il d’une voix égale pour cacher son émotion, et sa peur.

— Mme de Montpensier proposera donc votre nom à la reine. Ce sera la condition des Guise à cette trêve. Vous n’êtes pas bien riche, je vois…

Son regard balaya la chambre. Il n’y avait aucune tapisserie, seulement un buffet que Poulain avait acheté avec la picorée qu’il avait faite l’année précédente en travaillant pour la Sainte Union. Le roi lui avait aussi fait parvenir cent écus avec lesquels il avait acheté des vêtements pour sa femme et pour lui. Le lit à piliers, qui était le meuble principal, ne portait que des rideaux de grosse toile.

— Si ce voyage a lieu, je vous ferai porter deux cents écus pour vous équiper. Vous aurez besoin d’un sergent, de domestiques, d’un chariot pour vos bagages et de montures.

Deux cents écus ! C’était bien peu ! se dit Poulain. À peine six cents livres. Un petit gentilhomme avait besoin de deux mille livres, au moins, pour tenir son rang à la Cour. Il ne pouvait que souhaiter que ce voyage ne dure pas plus de trois mois !

Mayneville prit congé, laissant Nicolas réfléchir. Devait-il prévenir M. de Richelieu ou le marquis d’O ? Il jugea que O étant désormais au plus proche du roi, il serait de meilleur conseil. Cependant le marquis devait être au Louvre à cette heure. Pouvait-il lui écrire chez lui ? C’était fort risqué, rien ne prouvait que Mayneville ne le faisait pas surveiller, ou que sa lettre ne tomberait pas en de mauvaises mains. En revanche, il pouvait facilement joindre le grand prévôt. Richelieu lui avait donné un code : toute lettre cachetée à l’attention de son valet de chambre, M. Pasquier, lui serait remise immédiatement si elle portait dessus une double croix dans le cachet de cire.

Il écrivit donc une courte missive, demandant au grand prévôt que le marquis d’O le reçoive. Il la signa de son nom, prévint sa femme et sortit. Il descendit la rue Saint-Martin puis tourna vers le cimetière des Innocents qu’il traversa, s’arrêtant sous l’arcade de Nicolas Flamel pour vérifier qu’on ne le suivait pas. Ensuite, il serpenta dans les allées des Grandes Halles avant d’emprunter échelles, escaliers et passages couverts ou à claire-voie dans le lacis de ruelles aux maisons à pans de bois qui se serraient dans ce quartier, se glissant parfois entre deux bâtisses et s’arrêtant souvent, tout en restant dans l’ombre, pour regarder derrière lui.

Il déboucha finalement en bas de la rue du Bouloi.

À l’angle de cette rue et de la rue des Petits-Champs[46] se dressait l’hôtel du grand prévôt de France, reconnaissable aux trois chevrons de gueules sur champ d’azur et aux deux épées nues symbolisant la prévôté qui ornaient le porche. Il entra, fit appeler Pasquier et lui remit sa lettre.

Le surlendemain dimanche, jour de la Fête-Dieu, il reçut en soirée la visite d’un page lui annonçant qu’on l’attendait chez le marquis d’O.

François d’O occupait une solide maison en pierre à deux étages de la rue de la Plâtrière, à l’enseigne de l’image du Cheval bardé. Les fenêtres du rez-de-chaussée étaient protégées d’épaisses grilles, celles des deux étages de lourds volets intérieurs. Le page se fit connaître et on les fit entrer. Dimitri, le garde du corps sarmate du marquis, l’attendait, en robe et toujours avec son sabre. Sans même un sourire, il le fit passer devant lui et le conduisit dans la chambre du premier étage qui donnait sur un jardin. O et Richelieu s’y trouvaient déjà.

Le marquis était en costume de Cour violet, la chaîne de l’ordre du Saint-Esprit pendue à son cou. Richelieu était en noir, sombre et triste comme la mort.

— Monsieur Poulain, demanda O, qu’avez-vous de si important à me dire ?

Nicolas raconta en détail la visite de Mayneville et ce qu’il lui avait proposé. Tout en parlant, il observait les visages des deux hommes et les vit plusieurs fois échanger des regards, mélange de stupéfaction et de satisfaction.

— Cette proposition de monseigneur de Guise ne pouvait pas mieux tomber, déclara le marquis d’O, quand il eut terminé. Si une entrevue a effectivement lieu entre madame la Reine Mère et Navarre, Sa Majesté souhaite savoir ce qui se prépare. Monsieur de Richelieu, pensez-vous que M. Poulain puisse avoir cette charge à l’hôtel du roi ?

— M. Rapin est prévôt de l’hôtel de la reine mère. Si Sa Majesté signe un brevet par commission, monsieur Poulain le remplacera sans que j’y voie objection. Cela ne dérangera pas non plus M. Rapin, car sa charge de lieutenant criminel est très prenante.

— Mais croyez-vous, monsieur, que Mme de Médicis acceptera que j’entre à son service ? demanda Poulain.

— Si Mme de Montpensier l’exige comme condition de la trêve, sans doute. Mais la reine mère saura aussi que vous êtes son espion et se méfiera de vous.

— Que dois-je faire ?

— Pour l’instant, attendre, je verrai le roi demain après le conseil. D’ici là, vous informerez M. de Richelieu de tout ce que vous apprendrez, surtout si Mayneville revient.

Poulain se tourna vers Richelieu :

— En quoi consisterait ma charge, monsieur ?

— Vous aurez une compagnie d’archers en hoqueton sous vos ordres. Vous serez chargé de la police des vivres, du maintien du bon ordre et du service judiciaire. Vous le savez, ceux qui sont trouvés commettant des larcins dans le logis du roi sont pendus et étranglés. Vos jugements en matière criminelle ou de police seront sans appel, mais vous avez l’habitude de ces attributions.

Le lendemain de la Fête-Dieu, à l’hôtel de la reine, Catherine de Médicis méditait dans sa chambre privée, immobile, comme toujours vêtue de noir, avec son éternel bonnet de velours en pointe sur le front. Un chien dormait à ses pieds. À quelques pas, deux de ses nains jouaient en silence aux échecs sur le tapis. Ce jour-là n’était pas un jour comme les autres. C’était la Sainte-Diane.

Chaque année à cette date, la reine mère songeait à Diane de Poitiers, la maîtresse de son mari Henri II qui l’avait si longtemps humiliée. Son cœur s’emplissait d’allégresse quand elle se rappelait la façon dont elle s’était vengée de cette garce quand elle était devenue régente : Diane avait été exilée et le château de Chenonceaux, qu’elle aimait tant, lui avait été confisqué. Ce château était désormais le sien. C’est là qu’elle rencontrerait Navarre. Elle y organiserait une fête grandiose, avec en clou le spectacle des Gelosi, et Navarre se laisserait envoûter. C’est à Chenonceaux, avait-elle décidé, qu’elle rendrait son trône à son fils et qu’elle vaincrait la prophétie de Nostradamus.

Ceci grâce à Diane de Poitiers.

Dans son visage blafard, son expression changea imperceptiblement et un léger sourire se dessina. Son esprit vagabondait maintenant vers sa grande entreprise qui se déroulait comme prévu.

Le matin, après la messe, elle avait reçu Mme de Montpensier qui lui avait dit que son frère accepterait la trêve si, durant le voyage, le prévôt de son hôtel était un homme qu’il choisirait. Il s’agissait d’un lieutenant du prévôt d’Île-de-France. Quelqu’un de vertueux, bon catholique et respecté. Le duc de Guise l’estimait et souhaitait reconnaître son mérite.

La reine avait accepté sans barguigner. Le prévôt de l’hôtel n’était là que pour régler les problèmes des vivres et des logements. M. de Bezon se chargeait du maintien de l’ordre, et de dépister les espions ! Peu importait qui remplaçait Rapin, et ce serait encore mieux si elle connaissait l’agent de Guise au sein de sa Cour !

Il faudrait pourtant qu’elle se renseigne sur ce nommé Nicolas Poulain et qu’elle le reçoive, se disait-elle. Peut-être pourrait-elle en faire un serviteur.

Son regard s’égara vers ses nouvelles favorites, Marie de Surgères et Hélène de Bacqueville, de toutes jeunes filles de seize ans à peine, qui chantaient doucement une triste balade, accompagnées d’un luth. Elles étaient respectivement les filles d’Hélène de Surgères et de Cassandre Salviati qui s’étaient beaucoup aimées, Hélène ayant même été chassée de la Cour dix ans plus tôt pour dépravation.

M. de Montaigne devait avoir transmis ses propositions à Henri de Navarre, songea la reine. Bientôt, elle recevrait de lui un messager. Alors commencerait le marchandage sur le lieu de la rencontre. D’ores et déjà, elle avait prévenu son intendant pour qu’il rassemble voiture, coches et litières, ainsi que les chevaux et les mules nécessaires. Il ne lui manquait plus que le philtre.

M. de Sarlan, son maître d’hôtel, entra et annonça Ruggieri.

Enfin ! se dit Catherine, en se redressant.

Elle eut un geste autoritaire et ceux qui se trouvaient dans la pièce se retirèrent tandis qu’entrait un austère vieillard à la barbe d’argent. Vêtu d’une robe de velours noir sur laquelle il portait une pelisse en renard, il avait un je-ne-sais-quoi d’effrayant avec sa bouche presque invisible, son visage profondément sillonné de rides et son front cerclé d’une couronne de longs cheveux blancs.

Catherine frissonna, comme si la température de la pièce avait brusquement baissé. C’était toujours ainsi quand elle voyait le mage.

— Maître Ruggieri, y êtes-vous parvenu ? demanda-t-elle d’un ton suppliant comme les yeux noirs et brûlants de l’astrologue se posaient sur elle.

Cosimo Ruggieri était le fils de Ruggiero il Vecchio, médecin et astrologue de son père. Arrivé en France avec elle, il avait son âge et l’avait toujours fidèlement servie et surtout protégée des démons. C’est lui qui lui avait prédit qu’elle serait reine, alors même que son époux n’était pas l’aîné de François Ier, et donc destiné à ne pas régner. C’est lui aussi qui lui avait annoncé qu’elle aurait dix enfants.

Ruggieri avait tout accepté pour elle, même de participer à la conspiration de La Mole et Coconnat afin de capter leur confiance pour les dénoncer à la reine quand il avait su qu’ils envisageaient de tuer le roi. Pourtant, à cause de la statuette percée d’aiguilles trouvée chez La Mole, on l’avait arrêté et condamné aux galères.

Gracié après la mort de Charles IX, Catherine l’avait fait abbé de la riche abbaye de Saint-Mahé, en Bretagne, pour le récompenser et le dédommager de ses souffrances. Depuis, Cosimo Ruggieri était devenu son seul confident, celui qui consultait les astres pour l’aider à prendre les bonnes décisions, celui qui faisait les philtres dont elle avait besoin.

Longtemps le mage avait habité rue du Four, mais depuis que Catherine avait fait construire l’hôtel de la reine, c’est là qu’il vivait, dans un petit appartement qui communiquait avec celui de Catherine de Médicis par un escalier à vis édifié dans une colonne utilisée comme observatoire astrologique[47]. Il y avait établi son antre de sorcier où personne n’avait le droit d’entrer. En janvier, après que le jeune Nicolas Gouffier fut parti pour Milan, Catherine s’y était rendue et lui avait confié son dessein. Il ne l’avait pas interrompue sauf quand elle lui avait parlé du philtre qu’il avait fait jadis pour Mlle de Limeuil.

— Je n’en ai plus, madame, et je n’ai plus les ingrédients me permettant d’en faire.

— Il me le faut, Cosimo ! avait martelé la reine. Que vous manque-t-il ?

— Des herbes qui viennent d’Arabie. Je puis les faire venir de Smyrne, mais cela prendra des mois.

— Faites-le, il me les faut rapidement !

Il s’était incliné mais quand elle lui avait parlé du second philtre, du poison, elle avait vu le visage du vieillard se figer.

— Il ne sera utilisé qu’en dernier recours, lui avait-elle promis.

— Vous le savez, madame, je n’ai jamais donné la mort, avait-il dit avec une tristesse infinie. Vous pouvez me demander toutes sortes de potions, de philtres, d’horoscopes, d’envoûtements, mais pas de poison.

À cette époque, l’empoisonnement était arrivé à une perfection inimaginable. Avec un couteau habilement préparé, on pouvait couper un fruit en deux et n’en empoisonner qu’une moitié. Celui qui mangeait le mauvais morceau mourait dans l’heure. Certains empoisonneurs étaient capables de parfumer des bouquets de fleurs dont la senteur seule donnait la mort. Longtemps Catherine avait utilisé les services de René Bianchi, un parfumeur florentin du pont Saint-Michel qui se vantait de composer des parfums qui n’étaient pas propres à la santé. Sa réputation était telle qu’on l’appelait l’empoisonneur de la reine.

C’est lui qui avait préparé la paire de gants parfumés que Jeanne d’Albret avait mise, quelques jours avant la Saint-Barthélemy. À peine les avait-elle enfilés qu’elle avait été saisie d’une violente fièvre et était morte quelques heures plus tard.

Mais René Bianchi, après avoir égorgé et volé son voisin et ami, un riche joaillier, durant la Saint-Barthélemy, était mort à son tour de mort violente. Depuis, la reine n’avait plus d’empoisonneur et elle avait remis à Ludovic Gouffier la dernière fiole de poison qu’elle avait.

— Tu dois m’aider, Cosimo ! avait-elle insisté. À qui puis-je faire confiance, sinon à toi ?

— Je ne peux pas, madame…

Un silence plein de fâcherie s’était installé entre eux et, pour y mettre fin, il avait suggéré :

— Il y aurait une possibilité…

— Laquelle ?

— Vous savez que Bianchi avait deux fils ?

— Oui, des scélérats qui seront bientôt roués.

Ces mots amenèrent un bref sourire sur le visage du vieillard. La reine voulait assassiner Henri de Navarre mais considérait les autres assassins comme des scélérats !

— C’est vrai, madame. Il y a deux ans, ces deux fils indignes sont entrés dans un logis du faubourg Saint-Germain où ils ont tué la maîtresse de la maison, sa servante et son petit-fils de dix ans pour voler l’argent et les meubles. Ils n’ont été arrêtés qu’en décembre et sont enfermés au Grand-Châtelet en attendant leur procès.

— Et alors ?

— Leur père a pu leur laisser ses philtres.

— Le procureur a dû faire fouiller leur maison du pont Saint-Michel.

— Si leur père leur a laissé des poisons, ceux-ci devaient être bien cachés, car il ne les a pas trouvés.

— Imaginons que je les fasse interroger à ce sujet, pourquoi parleraient-ils ? interrogea Catherine après un instant de réflexion.

— Vous devriez les voir vous-même. Pour vous justifier, expliquez au procureur que vous voulez comprendre pourquoi ils ont commis un crime si horrible, alors que leur père était votre parfumeur et un homme de bien qui les avait élevés dans la religion catholique.

— Ensuite ?

— Vous leur promettriez une grâce du roi, s’ils vous disent où sont les poisons de leur père, ceci sans témoins, bien sûr.

Elle était restée encore un moment silencieuse, scrutant le masque impassible de Ruggieri. Le mage ne voulait pas se compromettre, elle pouvait le comprendre après son séjour aux galères. Finalement, elle avait juste décidé :

— Occupez-vous de l’autre philtre, Cosimo. Je le veux avant l’été.

L’après-midi, elle avait convoqué Rapin, son prévôt de l’hôtel qui était aussi lieutenant criminel. Elle lui avait raconté la fable suggérée par Ruggieri et il avait fait le nécessaire.

Elle avait pu se rendre au Grand-Châtelet pour rencontrer les deux criminels en tête à tête et ils avaient accepté sa proposition.

Il y avait bien une cache dans leur maison du pont Saint-Michel et ils la lui avaient indiquée en échange d’une grâce. Catherine avait communiqué l’information à Cosimo Ruggieri qui avait récupéré un coffret.

C’était une boîte de fer sans serrure qui contenait douze fioles de couleurs différentes. Catherine connaissait suffisamment les drogues pour savoir que, parfois, une seule inhalation pouvait provoquer la mort. Ayant examiné les petites fioles, elle en avait repéré une dont la couleur bleutée ressemblait fort à un violent poison que lui préparait en général Bianchi. Avec d’infinies précautions, et un mouchoir sur les narines, elle en avait mis quelques gouttes sur un morceau de viande qu’elle avait jeté discrètement par une fenêtre à un des nombreux chiens qui traînaient dans les jardins. Restant à la fenêtre, elle avait vu le chien pris d’un brusque spasme, puis s’écrouler.

Elle avait alors rangé le précieux flacon dans un coffret de bois précieux avec ses poudres et ses parfums.

Quelques jours plus tard, Pierre de L’Estoile écrivait dans son journal : Les 29 et 30, furent par arrêt de la cour de Parlement de Paris roués au bout du pont Saint-Michel deux fils de René Bianchi parfumeur milanais demeurant sur ledit pont [] jeunes hommes dont le plus vieil n’avait atteint l’âge de vingt-cinq ans, tous condamnés audit supplice, à cause de l’assassinat, par eux [] à coups de dague, [d’une] damoiselle âgée de soixante-dix ans, [d’une] servante, et [d’] un enfant de dix ans.

Le mage astrologue s’inclina longuement devant elle. Elle lui demanda très vite :

— Avez-vous préparé le philtre ?

— Oui, madame.

Il plongea la main dans son manteau et en sortit un flacon couleur d’encre.

— Vous n’en avez qu’une dose, car je ne pouvais en faire davantage. Vous savez comment il agit : celui qui l’absorbe, soit en boisson, soit en nourriture, perd un instant connaissance. Lorsqu’il ouvre les yeux, son esprit s’immobilise sur le premier regard qu’il rencontre, il en éprouve une si puissante reconnaissance qu’il est persuadé de l’aimer. Il est donc nécessaire que votre petite-fille soit au plus près d’Henri de Navarre, à ce moment… mais je vous rappelle que cet effet ne dure pas.

La reine mère hocha gravement la tête.

— Pourtant, lorsque Condé l’a absorbé, il est longtemps resté amoureux de Mlle de Limeuil, remarqua-t-elle.

— Ce philtre n’est qu’une étincelle, madame. Le feu allumé ne continuera à brûler que si l’on y met du bois. De la même façon, l’amour provoqué par ma potion ne se développera et ne durera que si chacun souhaite rester dans cet état, sinon, l’effet disparaîtra en trois jours au plus. Il vous faudra donc convaincre Mlle de Lorraine de rester près d’Henri et de lui témoigner son affection.

— N’ayez crainte, Cosimo, elle fera ce que je lui ordonnerai. Mais êtes-vous sûr que Navarre l’aimera ? Christine est une femme exceptionnelle, mais elle n’est pas bien belle.

— Si elle l’aime, cela devrait suffire, affirma le mage. Au moins quelques mois…

— Ce sera assez pour les marier, conclut Catherine en prenant le flacon pour se diriger vers une table de marbre, dans un angle de sa chambre, où se trouvaient des brosses à cheveux, quelques bijoux, ainsi qu’un coffret de bois marqueté.

Elle souleva le couvercle et glissa le flacon dans une petite case, à côté d’autres fioles dont l’une était de couleur bleue.

À cet instant, on gratta à la grande porte. Catherine abandonna le coffret ouvert et se retourna.

— Che… ? fit-elle en italien.

Un valet entrebâilla la porte.

— Madame, dit-il, un jeune homme souhaite vous voir.

— J’avais interdit qu’on me dérange, répliqua-t-elle sèchement.

Le valet se recroquevilla.

— Je sais, madame, déglutit-il, mais il a… la médaille.

Après la terrible expérience de Chaumont, Catherine avait fait frapper des médailles commémoratives, en cuivre et en forme de bouclier, qui la représentaient à genoux en forme de suppliante, au pied d’un homme sur un trône, entouré de ses trois fils nommés par leurs initiales, F, K, H, et avec la devise Soit, pourveu que je règne ! Ce roi sur le trône était son mari et les enfants étaient ceux qui devaient régner[48]. Elle confiait ces médailles à ceux qu’elle acceptait de recevoir à toute heure. Ses valets et ses gardes le savaient.

— Qu’il entre !

C’était Ludovic Gouffier.

Le comédien ne connaissait pas Ruggieri, mais il en avait entendu parler et il devina qui était cet effrayant vieillard seul avec la reine.

Il s’inclina en balbutiant :

— Madame, excusez-moi… Je vous dérange…

— En effet, qu’avez-vous à me dire, Ludovic ? demanda-t-elle en s’éloignant de la table au coffret.

— Un procureur et deux conseillers du Châtelet sont venus samedi à l’hôtel de Cluny pour ordonner à maître Flaminio Scala de cesser son spectacle.

— Pourquoi ? J’avais cru comprendre qu’ils ne jouaient que des pièces irréprochables…

— Ils le font, madame, mais la tragédie écrite par Isabella aurait déplu à des proches de monseigneur de Guise. Ils y auraient vu une allusion déplaisante au duc de Mayenne…

Catherine regarda le jeune homme, les yeux fulminant de colère. Son corps entier se raidit.

— Che bestia ! Ne pouviez-vous faire attention ! ragea-t-elle. Je n’ai nul besoin d’avoir la Ligue contre moi maintenant ! Que Scala obéisse ! Nous partirons d’ici un mois et que les Gelosi se tiennent prêts ! Qu’ils profitent de ce temps libre pour préparer un spectacle exceptionnel.

Détournant les yeux, Ludovic laissa passer l’orage. Machinalement et par curiosité, il balaya du regard la partie de la pièce où se trouvait le lit, car c’était la première fois qu’il entrait dans la chambre privée de la reine.

Il aperçut un coffret ouvert. Ludovic avait l’esprit vif et comprit en un éclair. La reine se trouvait devant ce coffre à parfums quand il était entré. Elle venait de l’ouvrir et n’avait pas eu le temps de le refermer. Le vieillard devait être le fameux Ruggieri, l’empoisonneur bien connu. Donc il venait de porter quelque chose que Catherine de Médicis avait mis à l’intérieur, sans doute du poison. Cela avait-il un rapport avec la rencontre avec Henri de Navarre ?

La guerre des amoureuses
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